Monday, May 25, 2009

Le Monde article: Des Philippins prêts à "mourir pour le cinéma"

Les terres d'élection cinématographiques reposent sur des sables mouvants. Englouties ici, elles renaissent ailleurs, dans un mouvement apparemment fantasque poussé par les vents mêlés de l'Histoire et de l'esprit. La technologie numérique, en mettant l'outil à la portée du plus grand nombre, a décuplé la force de ce mouvement. Qui profite aujourd'hui, notamment, à l'Asie du Sud-Est, de plus en plus présente dans les grands festivals internationaux depuis le début de la décennie. Inaugurée avec le sidérant cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, découvert par le Festival de Rotterdam et consacré par celui de Cannes, cette reconnaissance se propage à d'autres territoires, tels que Singapour, l'Indonésie, la Malaisie ou encore les Philippines.

Venus de ces dernières, deux réalisateurs, considérés comme les figures de proue du cinéma indépendant philippin, sont présents à Cannes cette année. Brillante Mendoza, 49ans, vient de dévoiler Kinatay, son nouveau film, en compétition (Le Monde du 19 mai) ; Raya Martin, 25ans, a présenté deux œuvres, Independencia dans la section officielle Un certain regard et Manila hors compétition, en séance spéciale, ce dernier coréalisé avec Adolfo Alix Jr. Kinatay décrit les nuits très particulières d'un jeune apprenti policier qui arrondit ses fins de mois en assistant un gang de criminels qui découpe les mauvais payeurs à la machette. Independencia relate, dans une stylisation baroque qui retravaille l'esthétique du cinéma muet, l'installation d'une famille dans la jungle lors de l'arrivée des troupes américaines prenant possession de l'archipel au début du XXe siècle.
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On peut se contenter de ces deux titres pour caractériser l'esprit de ce jeune cinéma : un goût prononcé pour l'expérimentation formelle associé à un engagement social et une quête identitaire très puissants. La manière dont le jeune Raya Martin a présenté sur scène Independencia en donne une idée plus précise, lui qui appelait de ses vœux un temps futur où l'on pourrait être fier de "mourir pour les Philippines et de mourir pour le cinéma".

Entendue depuis la vieille Europe, où on ne veut plus mourir pour aucune cause mais rire de toutes, l'exaltation de ce propos peut effaroucher. L'histoire des Philippines permet, sinon de le comprendre, du moins de l'expliquer. Le pays a été trois fois colonisé, par les Espagnols au XVIe siècle, par les Etats-Unis au XXe et par le Japon durant la seconde guerre mondiale. L'archipel, enclave majoritairement chrétienne où l'on dénombre 180 langues, n'a conquis son indépendance qu'en 1946, avant de tomber durant vingt ans sous la coupe dictatoriale du président Marcos et de devenir, aujourd'hui, un pays où les disparités sociales sont parmi les plus marquées. Toute l'œuvre de Raya Martin se confronte à cette aliénation historique : "Nous perdons notre culture, sans nous apercevoir qu'elle est indispensable à notre survie. Le cliché du métissage culturel nous empêche de retrouver notre histoire et notre âme nationales."

"DES INSULTES CHEZ NOUS"

C'est ce à quoi s'emploie cette génération de cinéastes née dans les années 1990 (on pourrait encore citer Lav Diaz, John Torres ou Khavn de la Cruz), pour lesquels Lino Brocka, le plus grand cinéaste philippin des années 1970, constitue toujours, sinon un modèle esthétique, du moins un exemple de résistance artistique et morale à suivre. Car le plus grand obstacle que rencontrent ces réalisateurs sur leur route est l'indifférence des pouvoirs publics à l'égard de la création artistique et la domination absolue des productions commerciales, hollywoodiennes ou locales, sur le marché cinématographique.

Le divorce est si profond que Mendoza et Martin, dont les films sont majoritairement produits en France et découverts dans des circuits universitaires aux Philippines, refusent de solliciter un soutien financier de leur pays : "Nos films nous valent des insultes chez nous. Je ne vois pas pourquoi je demanderais une aide à des gens qui ne la donneraient pas de bon cœur et qui sont de toute façon incompétents. C'est une question de dignité", déclare ainsi le premier. "Nous luttons pour survivre dans un monopole de production commerciale. C'est une censure de fait et je ne veux rien avoir à faire avec cette bureaucratie", renchérit le second. La route sera longue.

http://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2009/05/21/des-philippins-prets-a-mourir-pour-le-cinema_1196055_766360.html

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